Le célèbre sommet du Val de Bagnes devient chaque printemps l’écrin de l’Xtreme de Verbier, étape finale du prestigieux Freeride World Tour. Quatre de ceux qui connaissent le mieux cette face nous en parlent avec réalisme, philosophie ou poésie. Confidences.

On dit que certaines montagnes ont une âme. Si c’est vrai, le Bec des Rosses est forcément du lot ! Ce sommet est mondialement connu pour héberger la face la plus difficile du Freeride World Tour (FWT). Celle sur laquelle se déroule le mythique Xtreme de Verbier, soit la compétition de ski et snowboard freeride la plus célèbre au monde. « Le Bec », comme l’appellent simplement les initiés, c’est aussi une montagne de chiffres : une altitude de 3 223 mètres, des pentes raides flirtant par endroits avec les 50°, une bonne trentaine de lignes identifiées à ce jour et enfin une austère face nord de 400 mètres de dénivelé parsemée de barres rocheuses.
De beaux face-à-face avec le Bec…
Guide de montagne valaisan de 53 ans, tout en gentillesse et droiture, Claude-Alain Gailland est probablement celui qui connaît le mieux cette montagne. Dans les semaines précédant la course, il scrute la face quotidiennement et la foule deux à trois fois, crampons ou skis aux pieds. Son objectif ? Comprendre la neige, traquer les risques d’avalanche et décider quelles portions sont praticables sans risques excessifs et quand, « mais sans trop l’aseptiser non plus ». Le quinquagénaire aime ses face-à-face avec le Bec. « Il est rare de pouvoir dialoguer ainsi avec une montagne en prenant son temps. Tous mes sens sont alors en éveil. J’aime sentir cette face qui, même après tant d’années, me réserve encore quelques surprises. Des recoins cachés, des enneigements atypiques, un calme puissant, confie-t-il. C’est tout l’inverse le jour de la compétition avec les hélicos, les drones, les cris du public et les exploits des riders. »
Un californien amoureux du bec
Steve Klassen en connaît lui aussi un rayon. Le snowboarder californien de 60 ans est une légende vivante. Chaque année, il bénéficie d’une « wild card » pour participer à l’Xtreme, compétition dans laquelle il s’est imposé à cinq reprises, un record à prendre… Pour lui, le Bec est un « véritable gourou ». Ou plutôt une. « Comme pour beaucoup de riders qui la connaissent bien, je la sens féminine, précise l’athlète. C’est à la fois un ventre et une arène de gladiateurs. Une forte dimension spirituelle s’y manifeste et une connexion s’impose entre elle et ceux qui l’aiment. Mais attention, il faut toujours l’aborder avec humilité et respect, car elle t’est toujours supérieure. » Une année, Klassen dit l’avoir un peu oublié alors qu’il s’y entraînait deux jours avant l’épreuve. « Je me suis retrouvé à quatre pattes au pied du Bec avec une fracture ouverte de la hanche. Et face à moi, la montagne qui me regardait comme pour me dire : “Cette fois, tu n’iras pas !’’ »
Le freerider continue à lui vouer un véritable culte. Chez lui comme dans son magasin de snowboard, les photos de la face sont omniprésentes. « Quand je suis fatigué, je m’assois parfois longuement devant en rêvant de la prochaine ligne que j’y tracerai lors de l’Xtreme. Et à chaque fois, ça me fait l’effet d’une fontaine de jouvence ! » explique-t-il. Avant de s’élancer dans les pentes du Bec, pour conjurer « l’inévitable peur », il pense à ses enfants et à ses nombreux amis et puis « empli de gratitude et d’amour », il s’élance pour deux minutes « d’intense présence et de sensation de liberté aérienne ». En ces instants pourtant, la mort est omniprésente. « C’est même en grande partie de là que viennent le respect et la sensation d’être un gladiateur dans une arène. »
Libre et sauvage…
Le Français Julien Bourguignon nous offre un autre regard, plus apaisé, sur la montagne. Mais pour en bénéficier, il faut monter le trouver à peaux de phoque du col de la Chaux à quelque 2 940 mètres. C’est là que cet ancien snowboardeur freestyle d’élite, expatrié le reste de l’année en Guadeloupe, campe une trentaine de jours chaque hiver depuis huit ans. Sa mission ? Mettre toute sa force de conviction pour qu’aucun amateur de poudreuse ne vienne déflorer celle du Bec avant la compétition. « Être ici isolé toute la journée en pleine nature me porte et me fait un bien fou… »
Puis le Briançonnais de 41 ans évoque les chamois qu’il aperçoit parfois dans la zone. Et voici qu’il admire silencieusement les chocards qui surgissent à ce moment-là. Il leur parle, leur jette de la nourriture et ils s’approchent comme pour lui répondre. La montagne semble le protéger telle une mère dure mais aimante. Il la regarde et lâche en souriant : « C’est plutôt pas mal comme bureau ! » Le gardien du Bec ne l’a pourtant jamais descendu. « Un jour, je le ferai », se promet-il comme si rien ne pressait. En attendant, il ride parfois la poudreuse environnante sur un véritable surf des mers qu’il amène là. Libre. Libre et sauvage comme son cher Bec en un sens…
Le coup de génie du fondateur de l’Xtreme
L’Xtreme, qui fête cet hiver ses 30 ans, est une machine bien rodée générant des millions de vues sur Internet chaque année. Tout a pourtant commencé un peu par hasard sur le Bec des Rosses. « Un jour, alors que je snowboardais, j’ai aperçu deux gars qui descendaient le Bec. Je n’avais jamais vu ça ni cru que c’était possible tant cette pente paraissait envahie de barres rocheuses et quasi verticales », se souvient Nicolas Hale-Woods. Une graine est plantée dans son esprit. Elle commence à germer en 1995 à l’occasion d’un tournage publicitaire improvisé pour Victorinox dans cette même face. « Une centaine de skieurs se sont amassés au pied de la montagne pour nous regarder descendre. Je me suis dit qu’il y avait un truc à faire d’autant que je découvrais en même temps que cette face procurait un plaisir incroyable. Elle semblait taillée pour le freeride. »

À l’époque, il n’existait qu’une compétition de ski hors-piste aujourd’hui disparue et appelée King of the hill. Organisée en Alaska, loin de tout, elle était aussi mythique qu’inconnue. « Notre idée était de proposer un événement du même genre, mais accessible aux spectateurs et réunissant la meilleure brochette de snowboarders. » Le 23 mars 1996, la première édition est un succès. La compétition bénéficie d’emblée du soutien de gros partenaires et de diffusions télévisées. Le Suisso-britannique de 56 ans a eu de l’ambition en lançant la première édition, mais jamais il n’aurait imaginé que son coup de génie lui permettrait de fédérer plus de 6 000 licenciés et plus de 200 événements via le Freeride World Tour. Une réussite qui lui a valu d’être racheté par la puissante FIS voici quatre ans et le freeride se prend aujourd’hui à rêver d’intégrer les Jeux olympiques dès 2030.


