L’architecture mégevanne, autour du bourg et des hameaux anciens, a été fortement imprimée par Henry Jacques Le Même, architecte et inventeur du fameux « chalet du skieur », né en 1927. Un modèle qui a essaimé dans la plupart des stations alpines. Découverte.

En Haute-Savoie, verte et boisée, les hommes ont toujours trouvé des arbres. Sur le socle de pierre recouvert de chaux, ils ont donc naturellement posé des épicéas transformés en bardeaux ou madriers, pour composer la carcasse de bâtisses rustiques et solides. Conformes aux usages du temps, ces fermes de pays ont constitué, au début du xxe siècle, des habitats simples, utiles et fonctionnels pour rester à l’abri des avalanches et survivre durant les longs mois d’hiver. À Megève, ce modèle a pourtant été bousculé, après la Première Guerre mondiale, par l’avènement du tourisme et l’essor de l’or blanc.
Des codes réinventés
Comme beaucoup d’autres villages de montagnes, ce bourg situé à 1 113 mètres d’altitude accueille jusqu’alors des « villégiateurs » originaires de grandes villes françaises et suisses, attirés par ses prés souriants, son ensoleillement et son air vivifiant. Parmi ces clients prestigieux, une certaine Noémie de Rothschild est séduite par la station climatique. En quête du site idéal pour créer une station qui puisse rivaliser avec les suisses et les autrichiennes, la baronne ignore Saint-Moritz pour jeter son dévolu sur les vastes plateaux du mont d’Arbois, composés de plusieurs centaines d’hectares de prairies vierges. Elle y rachète aussi une modeste pension de famille qu’elle transforme en hôtel de standing : avec son spa d’avant-garde, sa patinoire extérieure et ses chenillettes pour rejoindre les pistes de ski, le Palace des Neiges devient vite le rendez-vous des grands de ce monde, contribuant à la réputation mégevanne.
Dans le même temps, la baronne rêve d’un chalet. Un chalet à sa mesure, adapté au mode de vie des skieurs, pratique et ouvert sur les montagnes environnantes. Elle choisit un terrain situé sur le versant occidental du mont d’Arbois et s’adresse à un jeune architecte, Henry Jacques Le Même, remarqué pour son style sobre et raffiné et son souci de la perfection. Sensible aux courants artistiques contemporains et tenant d’une architecture innovante, ce passionné de littérature, de peinture et de théâtre a l’intelligence, et l’audace, de s’inspirer des fermes de pays et des constructions de l’arc alpin (Autriche, Suisse et Queyras) pour les adapter au mode de vie de l’époque. L’architecte s’appuie en effet sur les volumes et les toits à double pente, et plébiscite l’économie de moyens ainsi que l’efficacité des fonctions voulues par les anciens.
À la différence près que ses constructions, structurées en béton, comportent un rez-de-chaussée maçonné, un étage de vie avec un grand balcon, un deuxième niveau, sous les toits, dédié aux chambres – une incongruité à l’époque –, et sont recouvertes d’une toiture à large débord. En bardage, le bois couvre les extérieurs, les garde-corps des balcons ; à l’intérieur, il est appliqué dans le mobilier ou au plafond. Cette nouvelle architecture, moderne, chic et sans chichis, fait aussi la part belle aux ouvertures, et c’est là une vraie nouveauté : elles sont larges et généreuses dans le séjour, au service du cadre environnant.
Chauffage central et accès skis aux pieds
Et puis avec Le Même, les chalets se distinguent par la richesse et la qualité des matériaux employés (ardoises noires au sol, granit de Combloux pour la cheminée, portes coulissantes, etc.) ainsi que par ce souci du détail qui fait la différence (ici une petite fenêtre ronde, là des ferronneries soigneusement travaillées, des courbes de balcon et des lignes sobres). Côté confort, le chauffage central révolutionne la vie à l’intérieur, tandis que la pente est utilisée pour faciliter un accès skis aux pieds.
Plus d’une centaine de chalets
Une fois le « prototype » livré à Noémie de Rothschild, Henry Jacques Le Même enchaîne en réalisant un chalet contemporain pour la princesse Angèle de Bourbon. Il n’en faut pas plus pour que la popularité de Megève bondisse, attirant toute une intelligentsia cosmopolite, sportive et raffinée, avide de ce nouveau modèle de maison montagnarde confortable, moderne et ouverte. L’homme de l’art vient en effet d’inventer le « chalet du skieur », un style qui va se diffuser largement, essaimant dans la plupart des stations alpines. Rien qu’à Megève, qui reste son berceau, l’architecte va réaliser plus d’une centaine de chalets ainsi que sa propre maison (et bureau), bâtie en 1928, représentative du mouvement moderne de l’entre-deux-guerres. Une véritable empreinte qui va aussi s’illustrer au travers d’hôtels (Le Coin du Feu), d’établissements scolaires (Le collège Le Hameau, devenu centre de vacances), de magasins (aménagement de la boutique Aallard)… En France, Le Même honorera près de 900 commandes.
Souvent copiés et pastichés, réinterprétés avec plus ou moins de goût, les codes de l’architecte continuent aujourd’hui de se diffuser via les artisans et les architectes qui reprennent quelques éléments caractéristiques comme les abouts de pannes, les contrevents, les menuiseries et les ferronneries. Malheureusement, depuis les années 1980, la création est rentrée dans le rang : verrouillée par les Plans locaux d’urbanisme, la toiture à deux pans est devenue la référence dans la majorité des stations, et le modèle du chalet savoyard, avec une base en pierre et bardage en bois, l’image d’une montagne archétypale où le parti pris de la forme l’emporte sur le souci du fond et de la qualité d’usage. C’est oublier que l’architecture mégevanne marquée par Le Même est d’abord le fruit d’une audace, celle d’une savante fusion entre le confort urbain et le bon sens vernaculaire. Moderne, intensément moderne.


